Objets insolites et surtout absurdes : découvrez le chindōgu

Quand je pense à l’absurde, je crois que je l’ai aimé toute ma vie. Des “Aventures de Pee-wee” petite, en passant par les Nuls et Eric et Ramzy à l’adolescence ou encore les œuvres de Douglas Adams une fois adulte, c’est de loin mon ressort comique préféré. J’adore l’étrangeté de son apparition, la rupture avec le réel qu’il opère et l’inutilité de notre condition à laquelle il nous renvoie. À présent, figurez-vous mon plaisir lorsque j’ai découvert le chindōgu : l’art de créer des objets qui ont raté de peu leur vocation d’être pratiques. Quels sont les grands principes des chindōgus ? Qui a inventé le concept ? Quelle est sa place dans notre société ? Je vous raconte.

Temps de lecture : 7 min

Chindōgu, parapluies de pieds et distributeur de mouchoirs de tête

Stick à étaler le beurre sur une tartine
Une invention qu’on aurait presque envie d’utiliser… Au beurre demi-sel, bien entendu .

Alors, des objets utiles et inutiles à la fois, qu’est-ce donc ? Le chindōgu est un objet utile dont l’utilisation est tellement ridicule ou peu pratique qu’il en devient inutilisable. Imaginez par exemple un dévidoir de papier toilette fièrement installé sur votre crâne, qui vous permet d’avoir à tout moment à portée de main de quoi vous moucher en cas de rhume des foins. Ou bien des chaussures équipées de petits parapluies individuels pour ne pas les mouiller lorsqu’il pleut. Dernier exemple, un cadenas à chiffre composé de 20 entrées (mais quelle galère, imaginez vous quelques secondes utiliser cela sur votre casier au sport : oui, on a envie de mourir un peu). Tous trois ont été créés par Kenji Kawakami.

Citons pour la postérité, en vrac, le ventilateur à refroidir les nouilles, le body-serpillère pour bébé, le vélo-étendoir à linge, le téléphone à haltère, le stick à beurre ou encore le réveil possédant des picots sur la touche snooze, la fourchette rotative à spaghettis… Car oui, votre seule limite sera votre imagination.

La fabrication d’un chindōgu est possible pour chaque personne créative et motivée. Vous devrez cependant en respecter les 10 commandements : 

femme se mouche dans un chindogu
Une innovation qui aurait pu trouver son public pendant l’épidémie de Covid 19, accompagnée d’un flacon de gel hydroalcoolique sous le menton.
  • L’objet doit être pratiquement inutilisable.
  • Il doit avoir une existence physique.
  • Il doit véhiculer une certaine vision de l’anarchie : la liberté de penser et d’agir.
  • Il doit être facilement compréhensible par toutes et tous.
  • Il ne doit pas être vendu.
  • Vous ne devez pas essayer d’être drôle : l’humour doit être intrinsèque à l’outil.
  • Il ne doit pas véhiculer d’idées politiques (même si tout est politique ?), ironiques ou sarcastiques.
  • Il doit être “tout public” et ne pas choquer.
  • Il ne doit pas y avoir de brevet dessus. 
  • Il doit être destiné à toutes et tous, sans discriminations.

Ces lois ne viennent évidemment pas de nulle part : elles sont tirées de l’ouvrage « 101 inventions japonaises inutiles et farfelues : l’art japonais du « Chindogu » » de Kenji Kawakami. Elles posent les règles de l’art et vous donneront le droit de faire partie de la grande famille. Et là, vous vous dites probablement : « Kawakami par ci, Kawakami par là, tralala ! Mais qui est-ce donc ? » (vous êtes vous-même un peu étrange, si je puis me permettre). Doucement voyons, je vous l’explique dans le prochain paragraphe.

L’invention des outils bizarres pour les internautes manquant de patience (mais pas de curiosité)

Un homme porte des lunettes inutilisables
Kawakami et ses iCONIQUES lunettes à gouttes lacrymales

Né en 1946, l’ingénieur en aéronautique Kenji Kawakami aime bricoler des objets dans son coin. Il ne fait pas partie de ces japonais conventionnels : se revendiquant de gauche radicale, il va jusqu’à balancer des cocktails molotov sur la police dans ses jeunes années (ne faites pas cela à la maison les enfants !). Dans les années 80, il est rédacteur d’un magazine mensuel de consommation par correspondance, le Tsuhan Seikatsu. Un beau jour, il a besoin de combler quelques pages vides. Il a donc l’idée d’y placer des photographies d’inventions qu’il fabrique sur son temps libre. 

Les femmes au foyer de l’époque, principales lectrices du journal, découvrent alors en exclusivité ses idées anarchistes à travers ses concepts : des lunettes pourvues d’entonnoirs pour se verser des gouttes lacrymales sans en mettre sur les joues, des photos d’une lampe torche fonctionnant uniquement à l’énergie solaire (oui, oui, sans batterie !) , le stick à beurrer les tartines (le fameux)…

Ces chindōgus (littéralement : inhabituel (珍, chin) outil (道具, dōgu)) rencontrent un grand succès et deviennent rapidement une des rubriques les plus appréciées du mensuel. Préférant la traduction d’“outil bizarre”, cet inventeur génial écrira par la suite 5 livres sur la question. Il fondera avec un ami américain l’international Chindogu Society regroupant plus de 10 000 personnes à travers le monde. 

Réfléchissons à l’utilité des instruments inutilisables de monsieur Kawakami

Cet « art de l’inutile » vient remettre en question l’utilitarisme forcé des objets d’aujourd’hui. Il appelle à la liberté de fabriquer des objets pour le beau geste, parce qu’ils nous font sourire ou rire. Ces outils loufoques nous amènent évidemment à repenser notre rapport à eux, alors que nous consommons toujours plus. Et ce, en finissant même parfois par vivre dans le musée de nos passions passagères (Apolitique ? Vraiment ?). 

L’art du chindogu est un rejet de la camisole de force de l’utilité capitaliste, une antithèse anarchique à la culture de consommation du 21e siècle qui peut enrichir la vie des gens et les rapprocher.

Kenji Kawakami

Et si votre idée est de penser : « encore une japoniaiserie / ah ces japonais / WTF Japan » sachez que Kenji Kawakami a déclaré en 2002 qu’il considérait ses outils bizarres comme n’étant pas japonais. En effet, il affirmait que le peuple nippon était surtout compétent dans le fait de copier, pas de créer. Il mettait en avant l’idée que la pression du groupe chez eux est si forte, avec l’ostracisme à la clé pour celles et ceux qui se feraient trop remarquer, qu’elle empêche les perspectives novatrices. C’est une vision du pays du Soleil Levant que semble encore partager une partie des artistes de notre époque, même si cela tend à changer doucement. Si vous souhaitez en avoir un aperçu, je vous suggère de donner une chance à l’animé « Rascal does not dream of Bunny Girl Senpai » qui traite avec justesse de ces questions.

Geo trouvetou s'essaye au Chindogu
Géo Trouvetou s’essaye au Chindogu (interprétation douteuse de l’auteure de cet article).

Mais assez de disgressions (gressions), revenons au chindōgu.

Saviez-vous qu’un outil étrange inventé dans les années 80 a fini par trouver une véritable utilité ? Un long bâton, sur lequel était fixé un appareil photo pour prendre des photos de loin seul-es… Eh oui, vous aurez reconnu la perche à selfie. D’invention ridicule à succès planétaire mondial, nos objets grotesques d’aujourd’hui seront peut-être les bangers de demain. Hélas pour vous, vous n’aurez pas déposé le brevet, vous resterez donc pauvre, sans possibilité de consommer à outrance… Ou est-ce que ce sera à cause de l’emballement du réchauffement climatique ? Raah, je ne sais plus.

Enfin, s’il est à portée de tous et toutes, je me suis interrogée à propos des IA : peuvent-elles imaginer un chindōgu ? J’ai donc demandé à Ideogram de me présenter son propre prototype : c’est pour cela que vous voyez en couverture de cet article ce qui semble être une machine à éplucher les bananes d’une seule main. À moins qu’elle ne cherche à me prouver subtilement son intelligence en s’appropriant l’insulte inclusive “tu n’as pas inventé la machine à courber les bananes” ? Le mystère reste entier.

Quoi qu’il en soit, si on oublie bien entendu le fait évident que son œuvre n’est pas analogique, elle vient à nouveau poser les questions anthropocentriques de la créativité. Abuserai-je dernièrement de contenus réfléchissant aux enjeux de la technologie sur notre propre vision de la singularité de la condition humaine ? Mais non voyons, car ce sont des questions que PERSONNE ne se pose avec le développement exponentiel de l’IA. OH MAIS JE REDISGRESSE (gresse). Et c’est probablement le signe qu’il faut envoyer la conclusion.

Le chindōgu aura amené à réfléchir dès les années 80 sur le rôle des technologies dans nos vies. Il posait et pose encore des questions légitimes sur notre rapport au réel, à l’absurde et au consumérisme. Mais il nous rappelle également notre âme d’enfant : qui ne rêvait pas, dans nos jeunes années, de posséder la cuisine de Pee-Wee ? Et ce, même si les pancakes finissaient au plafond (bon ce n’était peut-être que moi). Et vous alors, quels sont vos chindōgus préférés ?

Magneto Dramalibre avec câble prise jack indique les sources
  • Images des inventions tirées d’un post du forum de Nautiljon (en remerciant chaleureusement l’auteur-e)
  • Portrait de Kenji Kawakami extrait du site officiel de Chindogu
  • Extrait d’une BD de l’univers de picsou : Super Picsou Géant 73, août 1996

Pour partager en un clic :

SalbeT

SalbeT

Elle est de type passionné : bande-dessinée, animaux, plantes, écologie, inclusivité, santé mentale, cosmologie, musique, féminisme, poterie… Mais son obsession, c'est de jouer aux jeux vidéo indés. Et d'en parler. Et d'écrire dessus. Et de bassiner son entourage avec la dernière pépite qu'elle a testée. En fait, ne la lancez pas sur la question.

8 commentaires

  1. « La propriété, c’est le vol »… c’est plaisant de savoir qu’un inventeur (Géo Trouvetout était dans ma tête depuis le début de l’article) pourrait inventer pour le sport, plutôt que pour collectionner les brevets.
    Merci pour ce chouette article 🙏🏼, d’autres svp! 🤗

    • Oui, j’adore aussi sa vision qui semble complètement déconnectée du capitalisme et de la notion de possession. Un grand monsieur ! Et merci à toi ! 😀 [auto-promo /on] Il y a d’autres articles passionnants sur le blog, va donc voir si le cœur t’en dit <3 [auto-promo /off]

  2. J’ai beaucoup aimé lire cet article, j’adore depuis longtemps « détourner » l’utilisation des objets, et là ça y met du sens et l’envie d’inventer ! Merci beaucoup, j’aimerai en lire d’autres !!! 😍

    • Oh mais c’est trop bien ! Mais fais tourner les photoooooos ! Le monde a BESOIN de voir ça !! Et merci pour ton commentaire aussi 😊🙏❤️

  3. Quel article Aude ! J’adore !!! Le stick au beurre c’est quand même une super invention ! La ref à Géo Trouvetou est juste génial ! (je t’ai déjà dit que j’avais adoré cet article ?)

  4. Je voulais choisir un exemple à citer dans mon commentaire. Mais il y a tellement de pépites… Le sèche linge pour voiture, le repose menton, le casque ventouse pour dormir dans les transports, etc. Mon cœur balance ! P.S. : Je suis navrée mais ce n’est pas en citant Picsou qu’on devient un castor junior 😁.

    • Je considère que je suis une Castor Junior à titre honorifique, même si je mets des culottes (qui peut me contredire ? PERSONNE !). Et j’avoue que le casque ventouse ça envoie du bois quand même ! 😁

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *