Jiao, jeune chinoise de treize ans, est sur le point de découvrir un monde parallèle. Comme toutes les filles de son village, elle ne sait ni lire ni écrire. À la maison, c’est son père qui décide. Sa mère subit les ordres et parfois même les coups, en silence. Jiao l’observe coucher sur le papier une calligraphie inconnue à laquelle elle sera bientôt initiée. Plongeons ensemble dans l’histoire intrigante du Nüshu et des femmes du Hunan qui l’ont utilisé.
Quand un langage disparaît : de l’alphabétisation des femmes à la mort d’une tradition
Avec l’accès à l’éducation, les habitantes du Hunan apprennent « l’écriture des hommes ». L’utilisation du Nüshu et sa transmission continuent, mais il tend à disparaître. La dernière femme chinoise qui le pratiquait, Yang Huanyi, est morte en 2004. Avec elle sont partis en fumée une culture entière et ses secrets.
À travers le monde, d’innombrables dialectes s’éteignent, emportant avec eux des savoirs ancestraux et des coutumes souvent méconnues. La conservation d’une langue permet de préserver une identité et des traditions. En Chine, plusieurs calligraphies ont subi un destin similaire pour laisser place à l’écriture officielle chinoise, imposée deux cents ans avant notre ère sous la dynastie Qin.
Le Hunan, dans le sud-est de la Chine, est une province où se mélangent de multiples dialectes. Dans le district de Jiangyong, chaque village à ses propres variantes, dont un langage local employé uniquement par les femmes : le chengguantuhua. C’est ce dernier qui a donné naissance au Nüshu, une calligraphie secrète utilisée en opposition à celle des hommes nommée Nanshu.
« Le Nüshu permettait aux femmes de s’exprimer de leur propre voix et de lutter contre la domination masculine. […] En utilisant leur propre écriture pour se faire des confidences, se réconforter les unes les autres, raconter leurs malheurs ou se complimenter, les femmes ont fini par construire leur propre paradis de l’esprit »
Zhao Liming, professeure de l’Université Tsinghua de Beijing.
L’histoire du Nüshu regorge de mystère depuis sa découverte en 1980. Les proches brûlaient les ouvrages de leur propriétaire lorsqu’elle décédait. Dater précisément son apparition est ambitieux. Même si des textes relatent une émergence au 19e siècle, le Moyen Âge transparaît comme période de référence. En 2005, la découverte d’une stèle de la dynastie Song (entre 960 et 1279) gravée de sigles Nüshu a soulevé de nombreuses questions. Plusieurs légendes viennent abreuver le côté mystique de ce dialecte développé pour pallier l’éducation à laquelle les femmes n’avaient pas accès. Cette culture, très peu relayée, reste un versant parallèle de l’Histoire chinoise.
Quand les secrets sont révélés : du désir de conservation d’un langage à la compréhension des conditions de vie féminines
Les textes retrouvés offrent un aperçu à la foi triste et fascinant du quotidien et des pensées des Chinoises de l’époque. Le premier artefact témoignant de l’utilisation du Nüshu est une pièce de monnaie en bronze du milieu du 19e siècle. Elle serait issue d’un royaume rebelle avec des réformes sociales en faveur de l’égalité des sexes. Cette fameuse pièce porte une inscription qui prônait : « Toutes les femmes sous le ciel appartiennent à la même famille ».
« Mon mari fait des paris / M’oublie pour aller aux maisons de jeu / J’en ai assez de souffrir / Quand il me frappe et je ne peux pas m’enfuir / J’ai essayé de me pendre / mais les oncles m’ont ramenée à la vie ».
« Sœurs décédées, écoutez ma prière. Cette pauvre fille vous écrit dans la langue des / femmes, Âmes sœurs / Ayez pitié de moi / Je voudrais vous suivre là où vous êtes, si seulement vous m’acceptez / Je veux vous suivre jusqu’aux sources jaunes de l’au-delà / De ce monde rien ne m’attire / Je vous en supplie transformez-moi en homme. / Je ne veux plus avoir le nom de femme. »
Chants en Nüshu
Ce dialecte englobe toute une culture féminine chinoise solide qui leur amenait douceur et réconfort. Les œuvres retrouvées s’inspirent du quotidien des femmes, de leurs conditions sociales, de leur vie conjugale, etc. Ces textes ont permis la compréhension des coutumes de l’époque. Ils ont une forte valeur linguistique, étymologique, anthropologique et bien d’autres domaines encore. Le style oblique de cette calligraphie viendrait des mouvements de broderie.
Cette pratique leur offrait une possibilité de s’émanciper, de communiquer avec leurs pairs et de témoigner leurs douleurs. C’est un espace de liberté que ces femmes ont su créer, sans éveiller l’intérêt des hommes. Le Nüshu serait la seule écriture au monde réservée aux femmes. Au fil du temps, une véritable culture est née autour de ce dialecte. Les habitantes des villages se regroupaient, tissaient des liens forts, chantaient et échangeaient grâce au Nüshu. C’est un réel système de sororité qui se transmettait de mère en fille.
Le décès de la dernière détentrice de la culture Nüshu marque la mort d’une époque. Les autorités locales et nationales initient des actions de conservation, d’études et de diffusion de ce dialecte. Elles ont le désir de sauvegarder cette écriture face au risque de la voir disparaître. En 2002 déjà, ce langage est entré au Registre national du Patrimoine documentaire de Chine. En 2006, le Conseil des affaires d’État l’inscrit comme patrimoine culturel immatériel national de Chine.
Quand le capitalisme prend le dessus : de l’autonomie des Chinoises du Hunan à la marchandisation du monde
C’est en 2003 que la mise en place d’ateliers et de cours permet de former des femmes à la pratique du Nüshu. Elles peuvent obtenir un diplôme de « transmettrices » pour garantir la survie de l’écriture et de cette culture. Les écoles locales proposent des cours de Nüshu et un dictionnaire a été édité.
Jusqu’ici tout va bien me direz vous ? Mais, en fin de compte, les hommes semblent voir principalement un intérêt commercial dans cette écriture et n’estiment toujours pas le pouvoir de ces vers tracés par des femmes qualifiées d’illettrées. Le regard masculin sur cette calligraphie n’a pas changé au fil des ans. Certes, un grand nombre de spécialistes dans divers domaines s’intéressent au Nüshu et y portent un grand intérêt, mais il n’est pas valorisé à sa juste valeur au près du grand public.
Les salons du tourisme présentent un produit marketing promu telle une attraction. Le Guinness des records l’a labellisé « most gender specific », soit le « langage le plus sexospécifié ». On applaudit bien fort s’il vous plaît ! Cerise sur le gâteau, des téléphones proposent désormais la globalité de leur interface en Nüshu : youpi ! Partager les photos de ses enfants sur les réseaux sera possible, même dans un dialecte qui a permis aux femmes de s’émanciper… La conservation de cette écriture ancienne a gommé son essence profonde, balayée d’un revers de la main par des businessmen.
« Peu importait que les hommes la voient, ma mère ne la cachait jamais ; mais je n’ai jamais connu d’hommes pensant que cela puisse être quelque chose d’important, même le contenu ne l’était pas, c’était des choses qu’elles chantaient entre elles, ou leurs propres affaires, parfois des histoires qu’elles inventaient. Je n’ai jamais pensé que cela puisse être une chose importante jusqu’au jour où on est venu de l’extérieur pour s’y intéresser. »
He Yunxiang, fils de Yang Huanyi.
D’un désir de conservation que l’on peut qualifier de nécessaire et de bienveillant est née la marchandisation d’une culture parallèle. L’objectif de sa valorisation devient monétaire. Le Nüshu doit faire vendre, il doit séduire la clientèle et les touristes. C’est toute une partie de l’Histoire, encore sous-estimée, qui se retrouve au rang de simple produit culturel et touristique. Alors même que les femmes, elles, continuent de subir la pression sociale et patriarcale : un comble, n’est-ce pas ?
D’un mouvement que l’on peut qualifier de féminisme underground a germé un projet capitaliste qui a dénaturé la création d’un langage unique, motivé par le désir d’émancipation des femmes. L’humain le transforme en un effet de mode en jetant aux oubliettes les aspects rebelles et précurseurs de la naissance de ce dialecte. La jeune Jiao n’aurait-elle pas préféré voir cette écriture confidentielle et sacrée disparaître plutôt que d’être « sauvée » mais vidée de son sens ? Un parallèle est-il faisable avec nos langues locales (breton, basque, etc.) : comment conserver un idiome en gardant son essence ?
- Le site Nüshu.fr
- Un article du courrier l’UNESCO
- Le Nüshu : une forme de sous-culture féminine – Raphaël Jacquet
- Nüshu : le langage secret des chinoises – Reportage Arte
- Le nüshu élu « most gender specific language » dans le livre des Guinness World Records
- Image de couverture réalisée avec Ideogram
Trop intéressant !!
Merci, ravie que cette lecture t’ait plu !
Merci Ninon, cet article est vraiment très intéressant. Quelle belle leçon de féminisme. C’est vraiment dommage que ce trésor d’histoire ait été dénaturé effectivement …
Avec plaisir ! C’est une découverte à la fois fascinante et frustrante que j’ai faite il y a peu : je me devais de la partager ici 🙂
Fascinant. Merci pour la découverte !
Avec plaisir 😀 Merci pour ton commentaire Docom !
Super intéressant, je n’en avait jamais entendu parler. Ce qu’on en fait aujourd’hui est bien malheureux mais je ne suis pas étonné 😡
Merci 🤗. Eh oui… Malheureusement, comme beaucoup de choses, la conservation du Nüshu n’a pas échappé à la marchandisation du monde…